
Écoles de la science au service de la paix
Thème 4 – Les défis de la science fondamentale : éthique et collaboration internationale
Intervenant : Dr Michael Doser (Chercheur physicien principal et coordonnateur en charge de la détection quantique au CERN)
L’élan de curiosité de la science fondamentale et les conditions limites :
Le Dr M. Doser explique que la science fondamentale est une exploration de l’univers guidée par la curiosité plutôt qu’une exploration orientée vers des applications ou des objectifs. L’objectif est d’obtenir une meilleure ou une nouvelle compréhension d’un sujet particulier. Le processus n’a pas d’objectif mais concerne l’exploration elle-même. Il est important de s’ouvrir à la sérendipité et au rôle du hasard dans l’étude de la science fondamentale. On espère ainsi découvrir l’inattendu.
Les organismes de financement sont peu enclins à soutenir la science fondamentale, car elle n’offre pas de bénéfices sociétaux immédiats. La science fondamentale peut toutefois apporter de nombreux avantages à long terme.
Pour que la recherche scientifique fondamentale fonctionne, un certain nombre de conditions limites de « l’écosystème scientifique » doivent être remplies. Premièrement, il est essentiel d’accepter que les hypothèses puissent être remises en question voire réduites à néant. Deuxièmement, des approches multiples, redondantes et différentes peuvent s’avérer nécessaires, ce qui peut entraîner des pertes. Troisièmement, l’échec fait inévitablement partie du processus et les réponses données peuvent être incomplètes, ambiguës et temporaires. Quatrièmement, une critique sévère de la part d’autres scientifiques est probable et même nécessaire pour améliorer le travail. Cinquièmement, les ressources limitées signifient que des approches prometteuses peuvent ne pas aboutir, tandis que les limites intellectuelles signifient que certaines réponses peuvent ne jamais être connues. Le résultat du processus de recherche est par conséquent une tentative imparfaite, interrompue et itérative pour une meilleure compréhension. Les bailleurs de fonds doivent tenir compte des conditions susmentionnées.
La science connaît très bien le « Modèle standard », notamment les quarks, les protons, les neutrons, les noyaux, les atomes, les protéines, les cellules, les planètes, les étoiles et les galaxies. Ces connaissances sont précises, testées et vérifiées. En revanche, on sait très peu de choses sur la matière noire et l’énergie noire, qui représentent 95 % de l’univers. Le tableau d’ensemble est donc très incomplet. D’importantes ressources sont nécessaires pour acquérir davantage de connaissances. Les prochaines étapes vont bien au-delà de ce qu’un scientifique, une université ou un pays peut faire, se permettre ou justifier. Il est donc nécessaire d’adopter une approche globale et de s’orienter vers la mégascience.
La mégascience :
La mégascience requiert des ressources financières considérables, une main-d’œuvre importante, notamment en termes d’expertise et de motivation, ainsi que d’importantes ressources énergétiques. Elle nécessite également un soutien politique, financier et moral à long terme, un engagement et une stabilité sur plusieurs décennies. Compte tenu des ressources limitées, les scientifiques devront se concentrer sur un petit nombre de questions. Une planification multigénérationnelle s’avérera également nécessaire, dans la mesure où il faut des décennies pour développer des technologies. L’idée est qu’une génération conçoive la technologie, la suivante la développe et la prochaine l’exploite. Une conception rationalisée et ciblée, plutôt qu’un bricolage sur table, est essentielle. En effet, la conception doit être la moins chère possible, aussi fiable que possible, aussi redondante que possible et aussi sûre que possible. De même, la mégascience requiert un renforcement du dialogue public et politique, et non la construction de tours d’ivoire, ainsi que l’acceptation d’un certain niveau de risque, étant donné que certaines expériences échoueront inévitablement. Une décision doit être prise quant au niveau de risque acceptable. Tout cela requiert une légitimité démocratique au sein de la société, des instances nationales et mondiales et de la communauté scientifique elle-même.
La mégascience signifie se concentrer sur un petit nombre de grands projets de l’ordre d'un milliard d'euros ou plus. Certains objectifs scientifiques devront ainsi être abandonnés. Afin d’acquérir une légitimité démocratique, il est nécessaire d’organiser les priorités scientifiques au niveau de la base. Tous les intervenants concernés doivent être impliqués dans le processus de priorisation afin que tous conviennent des projets finaux. Des processus tels que Snowmass et le Groupe stratégique européen sont déjà utilisés pour établir des priorités scientifiques dans le domaine de la physique des particules.
Compte tenu de l’ampleur des ressources requises, il est nécessaire de créer de vastes communautés autour de la mégascience, ce qui signifie que les projets ne seront pas flexibles. En d’autres termes, il sera difficile de changer d’orientation tout en gardant tout le monde à bord. L’absence de flexibilité pose un défi organisationnel et sociologique aux collaborations.
La mégascience est le loisir des pays riches. Par exemple, pour chaque scientifique engagé dans la physique des particules, l’Autriche paie environ 100 000 euros par an pour être membre du CERN, plus 100 000 euros supplémentaires par physicien des particules et par an pour mener des expériences. Ce montant n’est pas à la portée de toutes les économies.
En outre, de nombreux projets, tels que ceux qui impliquent la construction de télescopes et d’accélérateurs, sont susceptibles de durer des décennies. Il se peut que des méthodes plus faciles, plus simples et plus rapides pour faire la même chose soient découvertes en cours de route, réduisant ainsi la durée du projet, comme cela a été le cas pour le projet du génome humain. De telles découvertes sont rares mais peuvent se produire. Il est donc important de prévoir des fonds pour les nouvelles découvertes en plus des projets décennaux.
Les risques inhérents à la mégascience :
La mégascience comporte un certain nombre de risques. L’un d’eux est que certaines technologies deviennent obsolètes au moment où le projet est lancé, comme cela a été le cas pour l’exploration spatiale. La rigidité est un autre risque important. Il n’est pas non plus certain que les questions intéressantes d’aujourd'hui soient encore d’actualité demain. En effet, les scientifiques découvrent sans cesse de nouveaux domaines et de nouvelles techniques susceptibles de supplanter les priorités précédentes. Les diamants à vide d’azote, par exemple, sont aujourd’hui un domaine industriel florissant, alors qu’ils étaient totalement inconnus il y a dix ans. En outre, la question se pose de savoir comment maintenir l’engagement des scientifiques dans des projets à long terme, étant donné qu’une grande partie du travail est effectuée par des ingénieurs. Le risque d’échec est également présent, de même que la nécessité de se concentrer sur des questions concrètes et réalisables plutôt que sur des questions irréalisables. Enfin, il existe un risque quant à la compatibilité de la mégascience avec les objectifs de développement durable. La consommation d’énergie du CERN a atteint 1,4 TWh en 2022 et passera à environ 4 TWh si d’autres collisionneurs sont mis en service. Quatre TWh représentent environ un 150 000e de l’énergie utilisée par l’ensemble de l’humanité. Il est important de se demander si un tel niveau de consommation d’énergie est justifié.
La miniscience comme alternative :
L’alternative à la mégascience est la miniscience, ou science fondamentale à plus petite échelle. La miniscience jouit d’un grand soutien en raison de son intérêt économique. Nombre de grands pays et zones économiques investissent les budgets alloués à la mégascience dans de nombreuses activités de la miniscience, notamment celles liées aux technologies quantiques. Les investissements sont de l’ordre d’environ 10 à 100 milliards d’euros sur les 5 à 10 prochaines années par pays et visent à inspirer un impact sociétal et un changement sociologique rapides. Parmi les avantages de la miniscience, citons son caractère abordable et sa flexibilité, ainsi que sa capacité à développer rapidement une nouvelle technologie en quelques mois ou quelques années. Les risques, cependant, comprennent la duplication des efforts avec de nombreuses personnes travaillant sur les mêmes domaines, la réinvention de la roue et l’incapacité à passer à l’échelle supérieure. On ne sait pas non plus s’il est possible de répondre à de grandes questions, notamment celles concernant la matière noire, au moyen de petits dispositifs tels que les capteurs quantiques.
Six familles de capteurs quantiques intéressantes à développer ont été identifiées. L’étape suivante consiste à décider où les technologies seront développées. Des activités sont déjà en cours en Europe, en Asie et aux États-Unis d’Amérique. Il sera donc utile de créer des collaborations internationales. Il met en garde contre l’esprit de clocher et invite les pays à ne pas rester enfermés dans leur propre « terrain de jeu ». Il est également nécessaire d’adopter une double approche, en faisant le lien entre la recherche fondamentale et la science appliquée, et en créant des dispositifs qui seront utiles à la fois pour les deux.
Toutefois, la miniscience doit également être accessible au reste du monde, notamment en Amérique du Sud et en Afrique, ce qui peut encore s’avérer coûteux. Il y aura des frais de démarrage et de fonctionnement, ce qui portera le montant total à environ 100 000 euros par physicien. Les disparités en matière d’éducation peuvent également entraver les efforts d’expansion dans ces régions. Il est donc important d’améliorer le niveau d’instruction à travers le monde.
Complémentarité entre la mégascience et la miniscience :
Il est favorable à une approche complémentaire entre la mégascience et la miniscience qui permette de mener des expériences peu encombrantes en physique fondamentale parallèlement à des projets de mégascience à long terme. Les réseaux mondiaux doivent être accessibles dès le départ pour permettre à chacun d’y adhérer et d’y contribuer avec les ressources dont il dispose. Ils constitueront une rampe d’accès pour les petites institutions ou économies, en leur permettant de participer sans avoir à fournir le matériel.
Une approche complémentaire exigera des participants qu’ils hiérarchisent les priorités et répartissent les fonds alloués. Selon lui, la meilleure façon d’affecter les fonds consiste à octroyer 40 % à la mégascience, 40 % à la miniscience et 20 % à la recherche fondamentale. La répartition est conforme au taux de défaillance concomitant acceptable pour chaque domaine, à savoir 5 % pour la mégascience, 30 % pour la miniscience et 90 % pour la recherche fondamentale. Il est nécessaire de jouer la carte de la sécurité lorsque l’on dépense de grosses sommes d’argent, ce qui signifie que le taux de défaillance de la mégascience doit rester bas. La recherche fondamentale doit toutefois présenter un taux de défaillance intégré élevé et les bailleurs de fonds doivent s’attendre à ce que la majeure partie des fonds soit gaspillée.
Les physiciens doivent changer d’attitude et considérer l’échec comme une bonne chose. C’est par l’échec que l’on peut construire sur des bases solides. Il est également nécessaire de diversifier les approches, car nombre d’entre elles seront inévitablement infructueuses. La diversité des communautés est également importante. En participant à la recherche de concert avec la communauté scientifique mondiale, les pays contribueront à éduquer leurs populations sur le plan scientifique et technologique de sorte qu’il y ait un impact mondial, mais qui favorisera également le développement national.
En résumé, la science fondamentale vise à attirer des profils techniques et curieux, à stimuler la créativité et, d’une manière générale, à contribuer au bien-être et à la cohésion de la société. Elle doit à cette fin refléter les changements sociétaux, être ouverte et consciente du monde dans lequel elle opère et être disposée à s’appuyer sur l’intense désir d’interaction des scientifiques. Toutefois, la société doit également faire un effort pour comprendre ce que la science peut offrir, ses limites et ses besoins. Il en va de même pour la science mondiale, voire davantage, car les aspects collaboratifs et culturels doivent être abordés avec souplesse. Ce dernier point est simplifié par l’accent mis sur la science fondamentale plutôt que sur la science appliquée.