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Thème 5 – SESAME, la porte de la collaboration dans le domaine scientifique

 

 

Intervenant : Dr Chris Llewellyn Smith (Ancien directeur général du CERN – Université d’Oxford)

 

La science dans la diplomatie :

 

Le Dr C.L. Smith (CERN) précise que le terme diplomatie scientifique a été inventé il y a une vingtaine d’années et qu’il est utilisé pour décrire tout ce qui concerne la science, les scientifiques, les relations internationales, les responsables politiques et les diplomates. Elle est reconnue comme un sujet à part entière et peut être divisée en plusieurs catégories : 1) la science dans la diplomatie ; 2) la diplomatie au service de la science ; et 3) la science au service de la diplomatie.

 

La science dans la diplomatie a deux objectifs : a) soutenir les objectifs politiques internationaux, tels que le désarmement et le contrôle des armes ; et b) aider à relever les défis techniques mondiaux, tels que les changements climatiques.

 

La science au service des objectifs internationaux :

 

En ce qui concerne l’objectif a), il est important de souligner que les scientifiques s’engagent souvent sur des questions politiques, ce qui rend difficile de séparer la science de la politique. La question de la guerre nucléaire, notamment l’histoire des traités d’interdiction des essais nucléaires, en est un exemple illustratif. Dans les années 1950, lors des négociations initiales pour un tel traité, les États-Unis d’Amérique et l’URSS ont divergé sur la question de savoir si les essais nucléaires souterrains pouvaient être détectés. Ce désaccord était fondé sur des priorités politiques, ce qui laissait supposer un manque d’objectivité dans les jugements scientifiques.

 

Des interdictions d’essais atmosphériques et souterrains ont finalement été introduites, suivies par le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, bien que ce dernier ne soit jamais entré en vigueur. Au fil du temps, les États-Unis et l’URSS ont progressivement réduit leurs stocks d’ogives nucléaires, signant finalement le premier Traité de réduction des armes stratégiques (START I) dans le but de les ramener mutuellement à zéro. Toutefois, la récente invasion de l’Ukraine par la Russie et l’expansion prévue des stocks de la Chine constituent de nouvelles menaces. On ignore si l’accord START sera renouvelé à son expiration en 2026. La menace d’une guerre nucléaire est donc un défi majeur pour la diplomatie scientifique aujourd’hui.

 

La science aide à relever les défis mondiaux :

 

S’agissant de l’objectif b), il convient de souligner que les problèmes ayant des répercussions mondiales, tels que les changements climatiques, les pandémies et la sécurité hydrique, exigent des approches mondiales. La science joue un rôle essentiel dans l’identification des problèmes par le biais de la recherche fondamentale, ainsi que dans l'évaluation des impacts et la recherche de solutions. Cela dit, la plupart des défis sont très complexes et nécessitent des solutions coûteuses qui ne sont pas toujours bien définies. De nombreux acteurs sont également impliqués, notamment les scientifiques, les gouvernements, l’industrie et les organisations non gouvernementales. Les scientifiques doivent notamment faire en sorte que les problèmes soient inscrits à l’ordre du jour des décideurs, décider des formes de partenariat appropriées et gérer les droits de propriété intellectuelle.

 

Il attire l’attention sur deux exemples de réussite dans lesquels la coopération internationale a permis de relever des défis techniques mondiaux. Le premier est l’éradication de la variole. Le vaccin contre la variole a été découvert en 1798 et a finalement conduit à l’éradication de la maladie, bien que deux siècles plus tard. L’éradication a été obtenue grâce à un vaste programme de vaccination mené par l’Organisation mondiale de la Santé. Le deuxième succès concerne le trou dans la couche d’ozone découvert dans les années 1970. Cette découverte a débouché sur un accord mondial, à savoir le Protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone, à la suite duquel le trou a commencé à se résorber.

 

Ces succès peuvent être attribués au fait que les données scientifiques étaient claires, que les menaces étaient faciles à appréhender et que les solutions étaient simples, peu coûteuses et avantageuses pour toutes les parties. Ces incitations ne sont toutefois pas toujours suffisantes, comme l’illustre le tsunami de 2004 dans l’océan Indien, où un système d’alerte précoce n’a pas été installé alors qu’il a été clairement démontré qu’il réduirait les effets d’un tsunami.

 

Les scientifiques, les gouvernements et le public s’accordent désormais sur les changements climatiques, et nombre de gouvernements se sont engagés à ne pas émettre de gaz à effet de serre. Toutefois, les engagements ne suffisent pas et le monde reste à la traîne. Le problème est que les solutions aux changements climatiques sont multiples, dépendantes du lieu et coûteuses. Il y a également des gagnants et des perdants en termes d’emplois, de profits et de régions, ce qui fait que les personnes ayant des intérêts particuliers, comme les industries du pétrole et du charbon, ralentissent le mouvement. Jusqu’à présent, la promotion de la collaboration technique sur les changements climatiques n’a guère été couronnée de succès.

 

La distinction entre « la diplomatie au service de la science » et « la science au service de la diplomatie » :

 

La diplomatie est essentielle pour faciliter la collaboration scientifique internationale, éviter les restrictions de visa, permettre les voyages et établir des échanges. Il souligne un certain nombre d’enseignements qu’il a tirés de la diplomatie au service la science. Premièrement, le choix des sites est souvent politique. Par exemple, le Royaume-Uni a été choisi comme site pour le Tore européen commun (Joint European Torus, JET) à la suite du détournement en 1977 du vol 181 de la Lufthansa à Mogadiscio. Deuxièmement, la confiance entre les scientifiques, les administrateurs et les diplomates est essentielle, mais il faut du temps pour l’instaurer. Troisièmement, il est très difficile d’obtenir des collaborations à long terme avec les États-Unis, étant donné que le Congrès se réserve le droit de modifier le financement chaque année. Quatrièmement, les contributions en nature présentent des avantages (adhésion) et des inconvénients (contrats fractionnés).

 

La science au service de la diplomatie consiste à exploiter la coopération scientifique pour établir des ponts entre les peuples. Les étudiants et les échanges internationaux constituent une part importante de la science au service de la diplomatie. Ils peuvent être considérés comme une forme de pouvoir de persuasion aidant les pays à étendre leur influence. Toutefois, le nombre de scientifiques séjournant à l’étranger a diminué ces dernières années. Par exemple, il y a actuellement moins de mouvements vers et depuis la Chine en raison des restrictions COVID-19 et des problèmes de sécurité. Les échanges avec la Russie se sont également interrompus à la suite de l’invasion de l’Ukraine, mettant ainsi un terme à d’importantes collaborations, y compris des projets dans l’Arctique. Les effets qui en résultent sont dangereux tant pour la science que pour la politique.

 

Il attire l’attention sur une occasion manquée de mettre la science au service de la diplomatie. Nul n’ignore qu’en 1961, Kennedy avait annoncé son intention d’envoyer un homme sur la lune avant la fin de la décennie. Peu de gens savent toutefois qu’il avait en fait proposé une mission conjointe entre les États-Unis et l’URSS. Dans un premier temps, Khrouchtchev avait refusé de donner son accord mais, en 1963, il avait commencé à se rallier à l’idée. L’assassinat de Kennedy, cependant, a fait que l’idée n’a jamais eu de suite. La politique aurait changé de manière significative si le voyage vers la lune s’était fait en commun.

 

Des projets scientifiques pour combler le fossé Est-Ouest :

 

Il existe un certain nombre d’autres projets importants destinés à combler le fossé Est-Ouest. Il s’agit notamment de deux initiatives adoptées en haut lieu, à savoir l’Institut international pour l’analyse des systèmes appliqués (IIASA) et ITER. Créé en 1972, l’IIASA est chargé de mener des études interdisciplinaires sur les questions environnementales ainsi que sur d’autres questions liées au changements mondiaux. ITER est un projet international de recherche sur la fusion nucléaire qui a été lancé en 1985. Aucun des deux projets n’a été développé à grande échelle, ce qui montre que les initiatives émanant du sommet ne sont pas toujours les plus prospères.

 

Deux projets ascendants ont également été lancés, à savoir l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) et le projet SESAME (Centre international de rayonnement synchrotron pour les sciences expérimentales et appliquées au Moyen-Orient), qui visent tous deux à favoriser l’excellence scientifique tout en jetant des ponts sur les plans personnel et politique entre les scientifiques de différents pays. Le CERN a été imaginé dans les années 1940 pour deux raisons : soutenir les pays qui n’avaient pas les moyens de construire eux-mêmes de grands accélérateurs et encourager les nations européennes à travailler ensemble au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le SESAME a été pensé beaucoup plus tard, à la fin des années 1990, mais avec des objectifs similaires : jeter des ponts et permettre aux membres d’accéder à des installations autrement inabordables. La différence entre les deux projets est que le CERN vise à favoriser la collaboration entre des pays récemment en conflit, tandis que le SESAME vise à favoriser la collaboration entre des pays encore en conflit. De tels projets ont tendance à fonctionner tant que la science est bonne.

 

Le CERN :

 

Au départ, le CERN était une organisation purement européenne, mais s’est progressivement mondialisé à mesure que les voyages transatlantiques devenaient plus faciles. Au fil des ans, le CERN est parvenu à dépasser les clivages politiques. Par exemple, il a servi de lieu neutre pour des contacts informels entre diverses nations, notamment des réunions d’après-guerre entre des physiciens allemands et israéliens. Il a gardé ses portes ouvertes pendant la guerre froide, encourageant la collaboration entre les deux côtés du rideau de fer, notamment entre les physiciens est-allemands et ouest-allemands. Il a également été l’une des premières organisations à nouer des contacts scientifiques avec la Chine. Le message à retenir est que les scientifiques et les ingénieurs, dont les opinions politiques, religieuses et culturelles sont très différentes, peuvent initialement se méfier les uns des autres, mais qu’ils peuvent susciter le respect en travaillant ensemble sur des questions techniques. Force est de constater que la collaboration technique favorise la tolérance et la compréhension, ce qui est bénéfique à la fois pour la politique et pour la science.

 

Cependant, la tradition des journées portes ouvertes du CERN pourrait être menacée par l’invasion de l’Ukraine. En effet, le Conseil du CERN a décidé de ne pas renouveler ses accords de collaboration avec les gouvernements russe et biélorusse lorsqu’ils expireront en 2024. Il estime que cette décision est mauvaise pour la science mais aussi pour l’humanité, d’autant plus que de nombreux Russes travaillant au CERN ont courageusement dénoncé l’invasion de l’Ukraine.

 

Le SESAME : un exemple de collaboration scientifique régionale :

 

En revanche, la tradition de collaboration reste ouverte au SESAME. Le SESAME est une source de rayonnement synchrotron de troisième génération située en Jordanie et l’une des 50 sources de rayonnement synchrotron à anneaux de stockage dans le monde. Il fonctionne en produisant des impulsions lumineuses très intenses qui permettent d’étudier en détail un large éventail d’objets, tels que les virus et les atomes.

 

Le SESAME a été créé au Moyen-Orient dans le but de renforcer les capacités scientifiques et la collaboration internationale, notamment entre les pays dont les communautés scientifiques et les budgets sont relativement modestes. Son programme est très vaste (de la biologie et des sciences médicales à la science des matériaux, la chimie, la physique et l’archéologie) et donc idéal pour développer l’expertise scientifique. En tant que centre de recherche interdisciplinaire, le SESAME contribue également à rapprocher les scientifiques de toute la région et au-delà.

 

Il retrace brièvement l’histoire du SESAME en expliquant qu’il est né de la convergence de deux idées : 1) la nécessité de construire une source de rayonnement au Moyen-Orient, comme l’avait proposé Abdus Salam au début des années 1980 ; et 2) le désir d’encourager les projets scientifiques qui dépassent les clivages. La proposition initiale faite en 1997 était de reconstruire le synchrotron berlinois de 0,8 GeV (BESSY 1) qui avait été fermé. Au lieu de cela, il a été décidé de construire un nouvel anneau révolutionnaire de 2,5 GeV en utilisant une partie de l’ancien synchrotron de Berlin comme accélérateur. La décision a été bonne d’un point de vue scientifique, mais le manque de financement a continué à poser des problèmes. Le bâtiment qui abrite le SESAME a été achevé en 2008, ce qui a permis de mener divers programmes de formation afin d’élargir la communauté d’utilisateurs. Cependant, ce n’est qu’en mai 2017, quelques mois après la diffusion du premier faisceau, que le centre a été officiellement ouvert.

 

Le Dr Smith a été convaincu de prendre la présidence du Conseil du SESAME en 2008 pour un certain nombre de raisons, notamment l’enthousiasme des jeunes qui y travaillent. Ces jeunes ont été formés en Europe mais sont retournés au Moyen-Orient pour construire le SESAME. Le SESAME contribue ainsi à limiter la fuite des cerveaux dans la région.

 

En 2013, pendant la phase de construction, le toit du SESAME s’est effondré sous l’effet d’une tempête de neige sans précédent. Néanmoins, la construction s’est poursuivie à ciel ouvert et le SESAME est resté l’accélérateur d’énergie le plus élevé du Moyen-Orient. C’est à cette époque que l’accélérateur a été mis en service.

 

Le CERN a commencé à collaborer à la construction du SESAME en 2015. Cette collaboration avec le CERN a débuté après que l’Union européenne a accepté de financer le SESAME à condition que le CERN puisse être impliqué dans les travaux.

 

Bien que le SESAME soit opérationnel depuis 2017, les expériences avaient débuté trois ans plus tôt au moyen d’un microscope infrarouge. Les travaux menés au SESAME présentent un intérêt régional et médical, et sont étendus à d’autres synchrotrons. Parmi les études menées actuellement figurent des recherches portant sur les questions agricoles et la pollution. Le SESAME compte aujourd’hui plus de 1 000 utilisateurs inscrits et continue de recevoir de nombreuses propositions. Trois lignes de faisceaux sont en service : le faisceau de fluorescence des rayons X, le faisceau infrarouge et le faisceau de science des matériaux (avec palpeur). Deux faisceaux supplémentaires sont en cours de construction et deux autres seront bientôt construits.

 

Les enjeux politiques et financiers :

 

Les membres allouent le budget de fonctionnement au SESAME, qui finance la main-d’œuvre, le matériel et l’électricité. Israël, la Jordanie et la Turquie apportent également des contributions spéciales sous la forme d’un financement en capital. L’Iran et l’Égypte ont promis des contributions, mais n’ont pas été en mesure de les verser en raison de sanctions dans le premier cas et de fréquents changements de gouvernement dans le second. Les cas de l’Iran et de l’Égypte illustrent bien comment la politique a interféré dans le fonctionnement du SESAME. La Jordanie a également fourni le terrain et le bâtiment pour le projet, ainsi que des fonds provenant de la Cour royale et du Fonds jordanien de soutien à la recherche scientifique et à l’innovation. Enfin, le SESAME bénéficie d’un soutien extérieur, notamment sous la forme de conseils de comités consultatifs, de dons d’équipements, de formations et d’argent. Il a attiré d’éminents scientifiques du monde entier qui croient en ses objectifs politiques et en sa capacité à servir de catalyseur de la paix.

 

Le SESAME a dû faire face à de nombreux défis au cours de sa longue existence, la plupart étant d’ordre financier plutôt que politique. L’un des enseignements positifs qu’il a tirés du projet est que les personnes de bonne volonté partageant des objectifs communs peuvent collaborer au-delà des clivages profonds. Parmi les enseignements négatifs, citons les difficultés à persuader les membres de payer leurs contributions annuelles et à attirer de nouveaux membres. En effet, les gouvernements ont tendance à allouer l’aide à des projets dont les retombées sont plus immédiates plutôt qu’à des projets ayant des objectifs à long terme, tels que le SESAME.

L’avenir du SESAME :

 

L’avenir du SESAME n’est pas assuré car le financement demeurera un défi. Toutefois, les membres pourraient avoir plus de facilité à payer maintenant que le programme scientifique produit des résultats et se développe. Une bonne nouvelle : la facture d’électricité est passée de 380 USD à 10 USD par mégawattheure grâce à l’installation d’une ferme solaire financée par l’Union européenne et offerte au SESAME par le Gouvernement jordanien. Depuis 2019, le SESAME est le seul accélérateur au monde à être entièrement alimenté par des énergies renouvelables.

 

Le SESAME dispose d’une maison d’hôtes où les scientifiques peuvent séjourner lorsqu’ils mènent des expériences. La maison d’hôtes contient une salle de réunion pour les collaborations internationales. À l’avenir, il espère que celle-ci pourra être utilisée pour des réunions d’autres scientifiques lorsque le SESAME n’est pas en activité. Tout comme le CERN a donné naissance à l’Agence spatiale européenne et au Centre européen de rayonnement synchrotron, le SESAME peut donner naissance à d’autres collaborations au Moyen-Orient.

 

La science face aux défis mondiaux :

 

S’agissant de la diplomatie scientifique en règle générale, il souligne l’importance de la science pour soutenir le contrôle des armements, relever les défis mondiaux et faciliter la collaboration internationale. La science est un moyen d’étendre son influence et de tisser des liens lorsque les relations officielles sont tendues. De nombreux pays ont reconnu l’importance de la science au niveau mondial et nommé des conseillers scientifiques dans leurs bureaux à l’étranger. Les politiques de collaboration et d’ouverture sont toutefois menacées par la guerre en Ukraine.

 

La construction du SESAME a été une victoire de l’optimisme sur le scepticisme et le réalisme. Si le SESAME est ce qu’il est aujourd’hui, c’est parce que des personnes ont persévéré face aux difficultés, alors qu’elles auraient pu facilement baisser les bras.

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